Irlande : le chant du départ (LE MONDE)

Publié le par evergreenstate

 
 


Les libéraux nous ont tant vantés les mérites de ce modèle par rapport à notre vieux modèle français rigide et arrièré , eh,  si finalement notre "social-démocratie" résistait un peu mieux !

Reportage
Irlande : le chant du départ
LE MONDE | 08.03.10 | 13h41  •  Mis à jour le 08.03.10 | 13h41
Dublin Envoyée spéciale

a maison a été louée, la dernière-née baptisée, à tout juste un mois. John Keane, sa femme et leurs trois enfants peuvent s'envoler. Ils doivent partir le 11 mars, direction Brisbane. Un aller sans retour vers le soleil de l'Australie, loin du ciel gris de Dublin, des clients insolvables, des chantiers suspendus et des traites de la maison sans jardin.

 

 
Dans les années 1960, le père de John avait émigré en Angleterre pour travailler en usine. Au début des années 1990, trois de ses frères et soeurs se sont installés aux Etats-Unis. Lui avait cru en son pays. Après avoir passé quelques années à l'étranger, il était revenu, "les choses allaient tellement bien". Il avait monté une entreprise, fondé une famille, acheté une maison. Et le voilà, à 29 ans, content de tout lâcher.

Après s'être exilés pendant un siècle et demi, les Irlandais commençaient à faire souche. Le "Tigre celtique", 4,5 millions d'habitants, était même devenu terre d'immigration. Il fallait des cerveaux pour les multinationales et les banques, des bras pour contribuer au boum immobilier. Le tournant date de 1996. Cette année-là, pour la première fois, les immigrants sont plus nombreux que les émigrants. Ils arrivent d'Europe de l'Est, surtout de Pologne et des pays baltes, tandis que les jeunes Irlandais, profitant de la croissance, renoncent à l'exil.

Diplômé d'une école d'ingénieurs, John Keane s'était fait... carreleur. C'était l'époque, encore toute proche, où tout Irlandais se devait d'avoir sa maison. Les banques prêtaient au premier venu, même sans apport, les promoteurs ne savaient plus où donner de la tête. Très vite, John a eu six employés. Lui-même s'est endetté pour trente-cinq ans en achetant une maison mitoyenne dans un lotissement près de l'aéroport, à Dublin. Rien d'extraordinaire, deux chambres, une terrasse, pour 330 000 euros. "A l'époque, se dédouane-t-il, ça ne traversait l'esprit de personne que ça pouvait mal se terminer."

Trois ans plus tard, le jeune homme a renoncé à vendre sa maison avant de partir pour l'Australie. Peut-être en tirerait-il 230 000 euros, mais il n'en est même pas sûr. Les banques ne prêtent plus, le marché de l'immobilier est figé. Selon une étude parue en janvier, il y aurait à travers le pays 621 "ghost estates". Des "lotissements fantômes", où plus de la moitié des maisons sont vides ou inachevées.

La débâcle a été rapide. La crise immobilière a commencé en 2008. L'année suivante John s'échinait à se faire payer par ses clients. De six, le nombre de ses employés est passé à deux. Puis sa femme, hôtesse de l'air, a perdu son emploi. Un de ses amis, également dans la construction, est parti pour les Etats-Unis, un autre en Asie centrale, un troisième "a fait faillite la semaine dernière".

En 2009, le solde migratoire s'est à nouveau inversé. Il n'a pas fallu un an, après le début de la crise immobilière puis bancaire, pour que les départs prennent le pas sur les arrivées. Surtout, la tendance prend de l'ampleur. L'Institut de recherche économique et social (ESRI), proche du gouvernement, a fait des évaluations : entre avril 2009 et avril 2010, le nombre de départs devrait dépasser de 40 000 le nombre d'arrivées.

Les Polonais repartent chez eux et, surtout, les jeunes Irlandais vont tenter leur chance ailleurs. Mais ils suivent d'autres chemins que leurs ancêtres. Finis, l'Angleterre et les Etats-Unis, les deux grands pôles d'attraction depuis la grande famine du milieu du XIXe siècle. Eux non plus n'ont pas d'emplois à offrir. Restent le Canada et l'Australie, où en janvier le taux de chômage était respectivement de 8,3 % et de 5,3 %, contre 12,7 % en Irlande. Mais l'un comme l'autre sont exigeants en matière de qualifications. Avant, l'émigré irlandais était pauvre, aujourd'hui, il est très qualifié.

Comme Hugo. Au mois de mai, ce grand jeune homme au profil de gendre idéal aura fini ses longues études, il sera expert-comptable. "A ce moment-là, il y aura sur le marché 250 personnes et moi", ironise-t-il. Les 250 personnes sont celles qui, selon lui, ont été licenciées à l'automne par les grands cabinets d'audit comme PricewaterhouseCoopers et KPMG. C'est décidé : en 2011, il partira pour l'Australie. Il s'est mis à son compte comme comptable tout en finissant ses études et, pour économiser, est retourné vivre chez ses parents. En 2006, il avait acheté un petit appartement mais il ne peut plus payer les traites. Il a pensé le vendre. Mais "qui va l'acheter ?" Même ses amis fonctionnaires n'obtiennent pas de prêts.

La maison familiale, sur un petit mont de l'autre côté de la baie de Dublin, est cossue. Les pieds s'enfoncent dans la moquette, la vue est magnifique depuis la baie vitrée. Le fruit d'une vie de travail à l'étranger. Hugo est né en Afrique du Sud, il a 26 ans. Exactement l'âge qu'avait son père lorsqu'il avait émigré. Quand la famille est revenue, en 1998, pour fuir la violence de Johannesburg, le père et le fils avaient pensé que ce serait pour toujours. Et voilà que les parents assistent au départ de leurs deux enfants. Derrière la maison, une voiture est immobilisée sous une bâche. C'est la BMW de la soeur d'Hugo. Elle aurait voulu la vendre, mais personne n'en veut. "L'assurance, les taxes et l'essence sont trop chères", explique le frère. Après avoir terminé ses études de business et de marketing, elle est partie pour l'Australie.

Lui, s'est lancé dans une procédure de visa permanent : il a demandé le statut d'immigrant, difficile et long à obtenir. Elle, profite d'un visa de "working holiday". Deux mots a priori antinomiques. Le visa de "vacances travaillées", ou de "vacances de travail" permet aux jeunes Irlandais de passer un ou deux ans en Australie, en effectuant un périple jalonné de petits boulots. En ce moment, la soeur d'Hugo travaille chez un concessionnaire automobile.

Depuis le milieu des années 1990, la formule incite de nombreux jeunes à partir pour un an au Canada, en Nouvelle-Zélande ou en Australie à l'issue de leurs études. "Au milieu des années 2000, c'est presque devenu un rite de passage", explique Seona MacReamoinn, qui travaille à Usit, une immense agence de voyages au coeur de Dublin. Le va-et-vient de jeunes y est permanent. On y propose les circuits de voyages traditionnels, mais aussi des programmes de volontariat en Afrique ou en Asie et les fameux visas de "vacances travaillées". En un an, de la mi-2008 à la mi-2009, l'Australie en a accordé près de 23 000 à de jeunes Irlandais, un tiers de plus que l'année précédente.

L'opposition en fait ses choux gras, en amalgamant départs définitifs et séjours provisoires à l'étranger. En janvier, 437 000 Irlandais étaient au chômage. "Ce serait 500 000 s'il n'y avait pas la soupape de l'émigration", assurait alors le leader de l'opposition, Enda Kenny. Peu après, la vice-premier ministre Mary Coughlan faisait une gaffe sur la BBC : c'est une bonne chose, disait-elle, que les jeunes diplômés trouvent du travail à l'étranger, et d'ailleurs certains émigrants partent pour le plaisir. Réaction ulcérée de l'opposition : "Depuis quand est-il bon d'exporter les meilleurs et les plus brillants, dont nous avons payé l'éducation, et qui n'ont pas de travail chez nous ?"

Les jeunes diplômés ne constituent pas l'essentiel de la clientèle de Liz O'Hagan. "Agent de migrations", cette Australo-Irlandaise née à Londres s'occupe, moyennant finances, des formalités plutôt complexes que doivent entreprendre les candidats à un départ définitif. Elle a surtout affaire à des familles, des couples de 30-40 ans, avec de jeunes enfants.

En janvier, cette pétulante petite brune a organisé une série de séminaires à travers le pays sur l'immigration en Australie. Ça a été un afflux. Plus de 2 000 personnes l'ont contactée depuis le début de l'année, dit-elle. Une de ses concurrentes, Mege Dalton, une Australienne installée à Dublin, raconte que son téléphone n'arrête pas de sonner. Comme Liz O'Hagan, elle est surprise par le nombre de familles prêtes à quitter la terre natale.

En tête de leurs motivations, "l'incertitude quant à l'avenir, la volonté d'assurer un futur aux enfants". "On pense qu'ils n'ont pas beaucoup d'avenir ici", explique Carla Kinlan, 33 ans, mère de Georgia, Jessica et Nathan. Installateur de toits, Derek, son mari, n'est pas sans travail. Ils projettent pourtant de partir d'ici deux ans pour Melbourne. "On veut le mieux pour les enfants, la vie sera plus facile pour eux là-bas", reprend Carla en invoquant le "lifestyle", le mode de vie, la mer, la maison, le jardin, le soleil.

Janie sera installée à Melbourne avant les Kinlan. Elle doit partir en juillet, un an après avoir décidé de quitter cette Irlande où il pleut vraiment trop, où les banques ne prêtent plus, où les clients ne paient pas. Elle aussi, comme Hugo, travaille dans l'expertise comptable, mais "en pied", avec un revenu confortable. Son regard s'illumine quand elle évoque sa "Z3". Devant le regard interrogateur, elle se fait fière : "Un coupé BMW, deux sièges, décapotable." Elle devra pourtant la revendre le tiers de ce qu'elle l'a achetée.

Cette grande blonde de 28 ans à l'allure sportive, jean taille basse et sweat à capuche, veut "pro-gres-ser". "Ailleurs, c'est possible, pas en Irlande." Le parquet est jonché de peluches. Elles sont à Loly Pop, son teckel, installé sur ses genoux. "C'est peut-être un rêve, dit-elle avec un regard langoureux vers Loly, mais "on" va essayer le rêve."


Marie-Pierre Subtil
Article paru dans l'édition du 09.03.10

Publié dans crise financière

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